# Henry H
J’arrive chez M H, il est à peine
dix heures. Il vit avec sa fille Clara et la femme de celle-ci. Elles ont deux
filles. En souriant M H me confiait la dernière fois son plaisir de les
entendre rire et chanter dans le potager toutes les quatre. « Je suis le
seul mâle dans cette maison, vous savez, si l’on ne compte pas l’âne Hubert.
Mais enfin, l’âne Hubert compte. »
Depuis le Grand Confinement, les
cœurs se sont ouverts. Il y a cette idée que l’on y gagne gros à vivre
ensemble. Les anciens, auprès des plus jeunes, chaque fois que c’est possible. Cette
maison immense est celle de M H, il y a vécu avec sa femme et leurs deux
enfants. Des Jumeaux. Clara et Jonas.
C’est Jonas qui m’a contacté. Une
amie en commun lui a exposé mon travail, il m’a appelée le lendemain. Un mois
plus tard je rencontrai M H pour la première fois. Mon quatrième héro depuis
cinq ans que je pratique ce nouveau job.
Avant la crise, pendant et
quelques mois après, j’ai continué à être travailleur social. J’adorais ça. On
peut aimer un métier et en souffrir. Le pire c’était le fonctionnement
institutionnel. Je le trouvais injuste à en crever avec les plus précaires, et
moi dans tout ça, incapable de faire autre chose que tendre la main, sourire,
gueuler toujours plus dans le vide à l’injustice et après ( ?).
Probablement je n’avais plus assez d’énergie pour les enfances brisées, les
parcours de souffrance, les yeux au bord des larmes. Des choses en moi étaient
tellement en morceaux, tellement difficiles à recoller que…
Bref.
J’aime depuis toujours les histoires,
écouter, écrire. J’ai publié un roman très moyen chez le plus grand éditeur
français et l’expérience de l’édition m’a calmée pour la fin de mes jours. Mais
j’ai toujours autant soif de héros, de belles histoires, de rencontres.
A l’époque, on entendait partout
sur les ondes « Le monde d’après » et j’avais besoin d’un nouveau
rêve. C’est comme ça, impulsivement, que j’ai décidé de faire un truc pour
lequel j’avais le sentiment d’être faite : rencontrer, partager, écrire.
On dit de nous « les passeurs » et ça fait des papillons dans mes
doigts de l’écrire. On nous appelle aussi biographes.
M H tremblote en servant notre
café. J’aime les rides et les tâches sur ses mains. Nous aimons nous asseoir
sous le grand saule près de la rivière au bout du terrain. J’aime les saules.
Je lui demande si lui aussi. Il sourit. Nous sommes face à face, la petite
table ronde en mosaïques colorées nous sépare de deux mètres (c’est la distance
désormais rituelle). M H n’a pas très envie que je l’embête avec son histoire
et le passé. Il répète beaucoup que c’est pour faire plaisir à Jonas. Je sens
qu’il y a de la tristesse et de la joie dans cet homme. Beaucoup de colère et
de douceur aussi.
Comme pour chacun d’entre nous,
des forces s’affrontent dans le cœur de M H. Nous allons, lui et moi, ensemble,
en faire un livre.
M H me rappelle mon père. Ils
sont nés la même année, dans le même département. La moustache, le crâne un peu
dégarni, un regard aux reflets vert à vous faire tomber du Mont Blanc, de
l’humour, et cette façon de tomber dans un silence brutal d’un battement de
cil. L’un n’est plus là, l’autre si.
Je le sais bien que pour chaque
rencontre, chaque récit de vie écrit, je vais être changée. Je vais apprendre,
je vais être émue, troublée, enrichie. J’en suis pourtant chaque fois surprise,
comme une secousse, une fracture de l’écorce terrestre qui me déséquilibre.
Merci la terre.
Pour cette séance, nous avons
prévu de regarder les albums de famille. Je demande à M H si nous pouvons
commencer. J’enclenche le dictaphone et il se lance de cette manière si délicate :
- -Vous devriez m’appeler Henry puisque je vous
appelle El&…
Je peux entendre les points de
suspension dans sa voix et aussi ce besoin de me faire confiance. Le vent agite
les branches tombantes du saule. Pas de contre-indication humaine loin de là,
j’acquiesce d’un mouvement de tête. Qui était cet homme hier ? Et
qu’est-ce qu’on en fera demain ? Ce qui nous place ici face-à-face, le
désir de son fils que l’histoire jamais ne s’efface. Et barbouiller de mots des
feuilles blanches de secrets d’images. Je m’invite dans ces histoires-là, on se
prend la main et on se perd dans les souvenirs couleur sépia. On cherche le
chemin vers l’éternel, il offre un milliard d’immensités. C’est juste une conversation
et c’est bien plus que ça.
Les deux mains posées sur une
tour d’albums photos, M H me dit calmement, avec les yeux brillants :
- -J’ai toute ma vie était marié à une femme que
j’ai aimé beaucoup, mais je pense aussi à celle à qui j’ai refusé mon cœur. Dans
ces albums, il n’y aucune photo d’elle. Ma chère El&, dans ce monde ci et
précisément dans cette biographie que mes enfants vous ont demandé d’écrire, je
ne pourrais jamais lui faire une place. Je crois que cela fait de moi un homme lâche.
Veut-on mourir lâchement ?
Henry H vivra probablement dix
ans de plus que certains d’entre nous, mais il le ne sait pas encore. Moi non
plus. Nous recommencerons tous, quelque part. La terre nous avalera, le ciel
nous bercera, et nous tomberons de nouveau dans la mer. En attendant, Henry
parle de sa mort, de courage, d’amour et de secret. D’accord.
Je me penche vers le dictaphone
que je m’apprête à couper (car nous avons tous nos mystères que nous voulons
taire), mais Henry pose sa main douce et tremblotante sur la mienne. Alors je
dis :
- - Je suis « passeur » Henry, je suis
aussi « boite à secrets » si vous me le demandez.
Il me sourit de nouveau, avale
une gorgée de café. Je recule lentement, m’enfonce dans ma chaise, tympans
réceptifs.
- - Si vous le voulez bien El&, continuons
l’enregistrement, vous écrirez cette histoire à part. Et avec votre aide, nous
viendrons l’enterrer bientôt sous le chêne remarquable du Grand Bois. Jonas et
Clara n’en sauront rien. Faites-moi cette promesse El&. Ils n’en sauront
rien…
Il y a les points de suspension
encore. Il me semble bien que M H les affectionne.
C’est rien, ou c’est trop de vous
raconter l’histoire d’Henry H. Et puis j’ai promis alors… (comme Henry, j’aime
aussi les points de suspension, presque autant que les saules et le vent dans
leurs lianes).
A défaut du secret d’Henry, peut-être
vous écrire l’accélération de son cœur que j’entends battre de la planque de sa
cage thoracique. Et comment le paysage autour de nous se modifie chaque fois
qu’il prononce le prénom de cet amour sacrifié. Le poids trop lourd de ce
secret, et pourtant la légèreté du corps de cette femme dans ses bras de
bûcheron à l’époque.
Le café refroidit dans nos
tasses. Henry creuse sa mémoire, il gratte les couches, il avait enfoui tout
cela. Il cherche ce titre de Chris Isaak, c’était devenu un peu leur chanson.
« Car tous les amoureux ont-une chanson El&, n’est-ce
pas ? ».
Je cherche Wicked Game sur mon
smartphone, 1989. Je monte le son pour Henry. Et alors, peut-être que cette
femme de là où elle se trouve entend la même musique que nous. Et le film passe
en noir et blanc. D’une main qu’elle a posé des centaines de fois sur le dos
large de son homme des bois et dont elle a griffé la peau. D’une étreinte volée
dans un lieu sordide mais sublime parce qu’il fallait se planquer. Parce que
d’aimer librement à 34 ans, on n’ose pas toujours le faire. Il y a cinquante
ans, vingt ans et encore aujourd’hui, on n’ose pas toujours.
« Je voulais l’emmener vers
l’atlantique, elle était un coquillage. Je pouvais entendre la mer dans sa
voix. »
Henry raconte, se souvient et
c’est l’essentiel, c’est presque recommencer. Ça n’est pas trahir, ni manquer
de courage, c’est vivre encore. Et si Henry pleure, on peut mettre les larmes
en bouteille. Et si il rit, ça fera des éclats de joie en suspension qui se
mêleront aux particules de soleil. Les souvenirs et l’instant présent comme des
aveux du vivant.
Voilà ce que l’on possède sans
même s’appartenir.
❤
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