#Lenita
Bonjour.
Aujourd'hui c'est dimanche. Le jour où
j'écris dans ce carnet pour la première fois, dimanche.
Vous allez lire ces lignes. J'ignore
quand, j'ignore où.
J'ai eu l'idée devant mon bol de lait,
c'était un vendredi. Je fais gaffe au jour de la semaine. Chaque
jour compte.
Il y avait la radio vachement fort
parce que grand-père est comme ça, il écoute fort. Je crois que
personne ne voulait vraiment s'entendre sur RTL ce matin-là. Ni le
journaliste, ni le ministre. Et quand papa a éteint le poste en
disant « Habille-toi puceron on y va », j'ai aimé le
silence dans la cuisine.
Dans la voiture, pendant que papa
essayait de faire démarrer le vieux moteur froid de la Peugeot, j'ai
repensé au carnet.
En fait j'y pense tout le temps. Le
carnet.
Est-ce qu'il pourrait voyager aussi
lentement qu'une caravane. Aussi loin qu'une oie. Autant d'années
que la lumière. (?)
Dimanche. Je suis installée sur la
petite table devant la cheminée. Je gribouille sur les pages.
Grand-père roupille dans le vieux fauteuil. Papa est avec les bêtes.
J'écris dans ce carnet. Il était à
ma mère. Vous allez lire les lignes.
Peut-être.
Lire puis à votre
tour, écrire. Ou bien refermer le carnet et le jeter quelque part.
Peut-être.
Mais admettons, ça tourne mal et vous
le balancez au loin (à moins de le brûler) il va atterrir dans un
coin et quelqu'un d'autre que vous va le prendre. Et si quelqu'un
d'autre l'ouvre et colle une fleur séchée dedans. Si jamais. J'ai
pensé qu'on pouvait aussi écrire des listes. Dessiner au fusain.
(?)
Un jour, papa a dit que maman avait des
fleurs dans ses cheveux. Depuis j'y pense souvent.
Des listes de trucs qu'on aime ou qu'on
déteste.
Un paysage. Un monument. Un souvenir.
Je m'appelle Lenita, j'ai treize ans.
Je vis au village. Autour il y a les collines. Les vaches mangent
l'herbe et le foin. Elles font du lait que les hommes vendent et
achètent. Grand-père dit qu'on a longtemps fait n'importe quoi avec
nos prairies et qu'il serait temps de semer les coquelicots. Je reste
un peu bête quand il joue le poète, surtout qu'il plisse les yeux
et lève les bras vers le ciel. Alors il est comme un géant de
pierres. Une statue vivante. Et ça me plaît. Je peux m'accrocher.
C'est solide.
Je fais des détours pour raconter ce
carnet. D'ailleurs il ressemble bien plus à un cahier. A cause des
spirales et des lignes. La couverture est bleue. J'ai dessiné des
étoiles dessus au feutre craie. Pour que ça pète.
Je développe tout parce que je suis
timide. Je fais le contraire de ce qui est bien pour raconter. Parce
que je déborde. Parce que j'ai peur que personne ne lise. Referme le
cahier. Le jette. Et après il meurt et moi aussi (un peu).
J'étais dans la voiture avec papa,
c'était vendredi matin, dernier jour de collège avant les vacances
de Noël. Au rond point, papa s'est arrêté vite fait. Il a donné
trois litres de lait. Ils ont ri avec les hommes et les femmes qui
étaient là dans le froid à se cailler les os. Ils ont proposé
d'offrir le café. On était en retard, papa a dit « Je file ».
Klaxon. Poing levé dans le rétroviseur. Gilet jaune sur le tableau
de bord.
J'ai trouvé le vieux carnet la nuit
d'avant au grenier dans ce qu'il reste des affaires de ma mère. Un carton.
La couverture était un peu abîmée.
C'est comme ça que j'ai eu l'idée d'ajouter des étoiles dessus.
Dans la voiture ce vendredi matin, papa écoute son groupe préféré
à fond. The blaze. Moi ça me pète la tête. J'aime mieux rien.
Mais c'est vrai il en faut pour tous et je sais que mon père, le son
trop fort ça le tient debout. J'ignore pourquoi c'est pile au
refrain du morceau que j'aime le moins que l'idée que j'avais eu
pour le carnet devant mon bol de lait s'est illuminée comme un phare
de l'autre côté du pare-brise. L'idée que le monde devait
continuer à écrire dedans. Moi et puis les autres, remplir les
pages après celles de ma mère.
A propos d'elle, papa ne veut plus rien
dire. Il serre les dents.
Si le cahier passe de main en main. Si
il fait le tour du monde. Si il traverse le cœurs des hommes. Si il
part de nouveau avec les caravanes. Si le voyage le ramène à son
clan. Si les yeux de ma mère coulent encore. Si cesser de vivre ne
voulait rien dire. Si ce que j'écris Dimanche peut être lu hier. Si
la force des mots c'est inverser le cours du temps. Si...
Grand-père dit d'elle qu'elle était
trop jeune et que ses yeux étaient noirs. Papa aussi était trop
jeune et ses yeux sont verts. Je ne comprends pas.
Grand-père dit « Tu comprendras
quand tu seras grande » et là il oublie d'être poète, ça me
brûle le ventre.
Dimanche soir et j'écris tout ça.
Papa vient de rentrer, il sent l'étable. Grand-père se réveille en
sursaut. Il s'étire dans son fauteuil. On boit un coup et on mange
des cacahuètes. Bientôt l'hiver va tout glacer. A cause de Noël
tout va me faire mal.
Même si les
étoiles tentent de masquer les gravures faites par ma mère sur la
couverture il y a des années, papa l'a reconnu, le carnet. Il ne dit rien. Il passe une main dans
mon cou et s'assoit à mes côtés sur le tapis. Sa main est chaude, sa peau sèche, ça gratte un peu. On se regarde longtemps. Il fait son clin d’œil pour ne pas être obligé d'avoir à dire.
On trinque.
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