Correspondance # 3

Oui je le sais bien, tu peux les compter par cinq, les années depuis lesquelles je n'ai pas pris de tes nouvelles, c'est naze de ma part. Excuse-moi.
Mais tu sais, les mômes ont grandi, j'ai fini par m'habituer aux insomnies et au noir du soir alors, un peu comme avec tout, ça devient une habitude, on prend le truc pour acquis, on n'y fait même plus gaffe et puis un jour, le circuit est en vrac et là...
C'est une jolie bulle qui m'a prévenue qu'un truc cloche. Cette petite fille s'inquiète tu vois, et moi aussi. J'aime pas quand des valoches bleues se dessinent sous ses yeux étoiles. Nan j'aime pas. Je ne veux pas t'accabler, parce que je t'adore depuis toujours mais sérieux, c'est pas normal que tu ne te pointes plus avant minuit depuis bientôt trois semaines.
Je veux dire, minuit, l'heure du croque mitaine, du père Noël et de la fée des dents ok mais toi...chez les moins de douze, normalement à 21 heures tout doit être bouclé nan ?
Cette petite fille conquérante de la lune a un problème parce que tu te pointes carrément trop tard et avec un sable de moyenne qualité. Et je suppose que cela ne concerne pas qu'elle, mais aussi d'autres zenfants, peut-être même tous les zouz' du monde et alors-là, merde nous avons un problème.
Gros-big-big-problémo.
Parce qu'ils sont le souffle de cette terre nos mômes et si ils ne rêvent plus assez alors...ça va causer du trouble, de l'amertume, du moche.
Personne ne veut ça. Personne. Et surtout pas toi.
Je ne t'écris pas pour te balancer des pierres, tu sais que j'ai ça en horreur. J'me bile pour toi, c'est tout.
Tu manques d'air, c'est clair. Ça déconne par tous tes pores. Ça chavire, ça sombre au fond de tes abysses.
On peut dire c'est la faute à la télé, c'est la faute à l'école, c'est la faute à pépé, mémé, c'est la faute à Super Mario et ces cons de jeux vidéos, c'est la faute à la violence qu'on fourre dans leurs petites tronches vierges, c'est clairement la faute aux parents qui démissionnent, et ces salauds de présidents des grandes puissances, et putain les terroristes, sans oublier la météo, les maladies, les perturbateurs endocriniens, la guerre, la famine, le cynisme, le chien du voisin...c'est la putain de faute. Ouais...la faute.
Je le devine d'ici, tout ça te blinde le bide de parpaings. T'y arrives plus à naviguer les océans de la nuit. Tu bois la tasse une fois, dix fois, cent fois et puis tu lâches l'affaire. Tu laisses les courants t'embarquer, tu finis par essayer de t'en foutre parce que ça te semble moins pénible que l'espoir.
Je peux comprendre. On peut tous comprendre ça.
Mais après ?
Putain après quoi ? Tu laisses tomber ? On abandonne c'est ça ? Tous autant que nous sommes, on va se contenter du bordel général ? Se laisser glisser ? Tirer un trait sur toutes nos issues ?
Chacun son arme marchand.
Moi j'ai pris les mots, toi t'as pris le sable.
Je répète, chacun son arme.
T'as signé un pacte avec ton cœur marchand, tu peux pas, tu peux plus, faire comme si rien.
La paix des nuits, c'est ton job, j't'en prie arrête de déconner maintenant. On en passe tous un peu par là, mais c'est qu'une parenthèse, on peut se bouger le cul, on peut faire le casse du siècle.
Nos cœurs ne débordent pas que de triste.
Crois-moi (s'il te plaît quoi).
N-o-s c-œ-u-r-s n-e d-é-b-o-r-d-e-n-t p-a-s q-u-e d-e ç-a...
La jolie petite fille a dit que p't'être fallait des berceuses ou des comptines pour te faire revenir le soir.
Il faut écouter les gamins, ils sont la clés.
Alors, nous sommes allées voir Francine à la médiathèque (celle toute vieille -la médiathèque pas Francine- et qui sent la poussière, dans la petite ville pas loin de notre mini village), pour la prévenir.
Francine elle en a vu depuis qu'elle bosse ici, tu peux pas l'impressionner d'un claquement de doigts. C'est quand même une dure à cuire quoi. Mais là, elle a levé les yeux au ciel quand on lui a expliqué que t'étais moitié en grève ou en dépression, on savait pas trop. Elle a soupiré Francine et elle a dit comme ça en levant les bras au dessus de sa tête comme pour se protéger d'un truc « Le monde ne tourne plus bien rond si même le marchand de sable nous laisse tomber ! ».
C'était pas manière de te faire des reproches pour Francine, mais faut encaisser pas mal de peurs et d'angoisses suplémentaires le soir depuis que tu traînes tes savates loin de nous la nuit.
Faut comprendre. Ça crève tu sais.
Enfin heureusement, Francine a toujours un plan. Elle a farfouillé dans les rayonnages.
Et tellement qu'elle y a mis de la volonté, ou tellement que le ménage n'est jamais fait dans cet endroit, elle s'est relevée avec des toiles d’araignée dans les tifs. Mais dans la main, un CD.
Le sourcil droit de la louloute à mes côtés, a formé un genre d'accent circonflexe et puis son sourire s'est agrandi au point de rejoindre chacune de ses oreilles. Un CD ouais. Mais t'aurais cru que Francine venait de lui filer trois lingots de rêves en or massif.
Merci Francine, merci les CD. Merci la musique, les histoires, les notes, les mots qui vivent au dessus des mers, parmi les poussières de soleil, qui se baladent comme ça, l'air de rien, en poésie, dans les grains de ton sable doré.
Merci aux rêves bazardés dans les neurones encore neufs, et qui s'impriment pour la vie, depuis la rive et flottent en nous, jusqu'au jour où on meurt. Alors, ils se retirent, sans s'éteindre.
Ils sont nos guides. Les rêves.
Merci à l'amour-magie dans nos ventres, celui qui nous mène, celui qui nous lie et refuse de nous diviser toujours plus encore.
Merci à toi, marchand de sable.
Ce matin, j'ai cru constater que les valises sous les yeux paillettes de la-demoizelle étaient moins chargées de cailloux. J'ai même aperçu des résidus de poussières dorées de sable sur sa pupille. Faut croire que t'as entendu ce qui était raconté sur le CD marchand. Faut croire que petit à petit tu t'es décidé à réparer ton cœur et que, même si ça te blesse cette confusion du monde, tu vas te battre pour atteindre les plus belles étoiles et embarquer la foule dans ton sillage.
Merci de ce bel effort. Je t'aime.
Fais gaffe à toi.
C'est jamais pour toujours, c'est souvent fragile, c'est un combat, mais c'est toi. T'es fait comme ça. T'es fait pour ça. Le rêve.
Alors, chavire nous encore.
Ton insomniaque dévouée,
CB


Image : (toujours et encore  ) Craig Davison

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