#Antoine


5 heures. Je me réveille. C'est toujours trente minutes avant l'alarme de mon téléphone. Toujours.
Je pose la paume de ma main sur le dos de Xa, à plat entre ses deux omoplates, sur son tatoo pieuvre. Il dort sur le ventre, sa respiration donne le rythme. Je ne l'ai pas entendu se coucher. Il s'est tapé trop d'heures de garde. Virus de merde. Il soupire fort, se retourne, ouvre les yeux. Ils sont bleus et immenses. Les marques du masque sur son visage pas rasé, il demande :
  • Tu bosses aujourd'hui ? On est quel jour déjà ?
  • Vendredi, jour 21.
  • Putain le temps passe trop vite...
  • J'ai envie de toi Xa.
  • J'suis crevé Antoine.
  • Je sais.
Je colle ma bouche sur la sienne. Je plane un moment dans ses yeux et son sourire. Je lâche rien de nos corps, jusqu'au bout. J'en ai quoi à foutre de notre fatigue à cet instant ? Rien. Je veux qu'on soit vivant c'est tout, alors je prends bien mon temps. Contre lui, à l'intérieur de lui, avec lui. Je lèche ses yeux et j'embrasse partout jusqu'à ce qu'il cède complètement dans mes bras. Qu'il baisse ses armes et qu'il abandonne cette armure qu'on l'oblige à porter depuis des semaines.
Après tout ça, il chiale longtemps. Peut-être dix minutes. Peut-être plus encore.
Je sais qu'il va dormir pour de vrai maintenant. Voilà, il est vidé de ce trop plein de crade. Ça va aller mieux. Un peu.
Ce soir je le retrouverai à l'identique et on remettra ça. Parce que c'est le seul truc que j'ai trouvé pour qu'il devienne pas héros, pour qu'il reste humain. Pour qu'il garde ses rêves et ses peurs. Parce qu'il doit garder cette liberté là de pouvoir fondre un câble, d'avoir mal au bide, de grincer des dents la nuit, de chialer tout ce qu'il peut. Faudrait arrêter de faire chier avec les héros, la vraie vie, c'est pas du Marvel.

6h27 à l'écran. Je suis complètement à l'arrache en prenant mon vélo à la cave. La ville est morte au dehors mais dans les appartements, il y a forcément des gens qui n'ont pas réussi à dormir, d'autres qui rêvent et ceux devant leur petit déjeuner qui ouvrent leur pot de confiture à l'abricot, ça fait clic...poc.
J'accélère, je grille cinq feux sans problème avant d'arriver en sueur à la boîte. Dans le sas, j'enfile mon costume d'astronaute qui ne partira jamais dans l'espace. Je m'installe à mon poste. Le chef d'équipe me fait un signe que c'est bon, dix minutes de retard ça passe. Pas mal de trucs passent plus facilement depuis « la crise ».
J'ai pas de gamin, je suis un gars en forme, je bosse comme un bourrin sans réfléchir. J'enchaîne les contrats intérims depuis plus de cinq ans, je m'adapte à tout. Avant, pour eux j'étais un pauvre type, maintenant je suis un type recherché. Maintenant que c'est bien la merde, ça leur rapporte encore plus la main d’œuvre disponible qui rechigne pas à la tâche.
Sur la chaîne, les pots de confiture défilent. On est pas très nombreux à bosser, mais la cadence est la même et on doit sortir nos tripes chaque jour pour produire assez de pots.
Je suis en bout de chaîne, je case vingt pots dans un carton que je ferme au rouleau et que je porte ensuite sur une palette qu'un autre gars aussi anonyme et transparent que moi va transporter au hangar de stockage.
Je ne sens plus mon dos, ni mes bras, ni rien. C'est ça le truc : se dissocier. Oublier son corps et partir loin avec sa tête. Je les compte plus les pots, je ne pense plus mes gestes. Je deviens une machine, je suis programmé.
Les gens sont enfermés pour sauver des vies, ils ont besoin de sucre, ils ont besoin de fruits, de divertissement sinon ils deviendront dingues. Personne ne veut ça en plus du reste. Personne.
On doit vaincre l'ennemi invisible.
Putain je me demande c'est quoi cette rhétorique de la guerre ? C'est quoi cette histoire de héros ? De soldats ? Et je suis où moi ? Au front ? Première ligne, deuxième ligne ?

Avant, on riait et j'étais pas celui qui a peur pour son mec. J'étais pas celui qui doit appeler son grand-père tous les deux jours pour s'assurer que ça respire encore. Avant je bossais comme un âne juste pour un peu de fric, payer le loyer, me casser en voyage deux semaines l'été, me faire livrer des pizzas à minuit passé. Avant, je pouvais vivre sans penser, sans avoir à faire des choix qui m'effraient. Avant, Xavier ne chialait pas chaque fois qu'on faisait l'amour. Ma mère ne me suppliait pas d'arrêter de bosser pour rester enfermé chez moi. Avant, les confitures industrielles ne me foutaient pas la gerbe. Je ne disais bonjour à personne dans la rue, je ne saluais pas ma voisine quand elle partait bosser au Market, je ne remerciais pas le livreur.
Est-ce que ça faisait de moi un connard ? Un type lobotomisé ? Je ne me cherche pas d'excuse, c'est juste que maintenant je ne peux plus m'empêcher de réfléchir, ça tourne en boucle. Ce que je dois faire, comment, pourquoi.
Avant, j'en achetais de la confiture, et ma préférée c'était fraise. Je la bouffais directement dans le pot, à moitié à poil dans la cuisine, grimpé sur un tabouret haut et j'lorgnais en douce le cul de Xa endormi sur nos draps. Je léchais la cuillère avant de la bazarder dans le lave-vaisselle. J'en mettais sur les tartines, dans les yaourts, un max. Et ça me rappelait rien de spécial, j'en mangeais comme j'avalais tout un tas de trucs. Sans faire gaffe.

Je sais pas pourquoi depuis le jour 12, je fais ce rêve : Xavier est sous un saule. Il porte un jean et mon tee-shirt préféré, le blanc. Y a une maison de pierres dans laquelle je suis. Je le regarde de la fenêtre ouverte. On entend plus la ville, on entend plus les respirateurs, plus le bruit des machines, la chaîne est arrêtée. J'écoute l'univers, j'écoute le vent. Je regarde Xavier, debout sous ce saule dont les branches sont comme des lianes, elles caressent le sol. Il n'a plus mal au bide, il n' a plus la peur au tripes. On est comme dans une planque. On respire. On a oublié l'avant. Et la confiture n'a plus le goût du rien. Elle mijote dans la marmite en cuivre sur la gazinière vieille de toutes ces années de guerre. Les pots ne sont plus à mettre dans un carton. Je me brûle, le sucre colle à mes doigts. Le temps est passé.







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