#Loïc


Suis colère. Vraiment tout le temps. Dans mon bide, dans ma tête. Ça me fout la nausée. Cette colère en moi. 
Seconde fois que mon portable vibre je m'en fous, j'ignore.
Le soleil traverse la pièce en mode particules d'or et dégouline sur les bouquins éparpillés au sol. Il y a ça dans ma vie du plus loin que je m'en souvienne. Des livres. Et du beau qui alterne avec le moche. 
Tant que je vais être furax à ce point, je me connais, ça risque de partir n'importe comment. Je dis pas que je sais comment faire, ni même que j'ai une solution. 
Juste, il faut qu'on arrête comme ça. Partir en live, tourner en boucle. Il faut vite que ça s'arrête.

Je ne dis pas que l'enfermement c'est l'horreur. Ok on est confiné mais on reste libre. Je vais courir tous les jours, je m'avale le ciel pendant des heures à squatter mon bout de balcon avec vue sur l'océan. Je ne suis pas enfermé. Va raconter aux gars dans leurs cellules que le confinement c'est privation de liberté. Les mecs te défoncent d'entendre des conneries pareilles. N'empêche y a quand même que liberté/confinement dans la même phrase, un truc cloche.

Loane est sous la douche et putain ça fait bien dix minutes déjà et elle est comme les autres elle en a rien à foutre de gaspiller l'eau. Rien à foutre du changement. De l'urgence climatique et sociale, rien à foutre. Je vais finir par m'en rendre malade d'aigreur, ça me donne envie d'éclater ma tête dans le mur. La majorité des gens s'en tape et considère l'eau et la planète comme un bien qui leur appartient. Respire Loïc putain, respire.

Je me répète en boucle que je dois rester calme, que ça va aller, ça va le faire. Il y aura de l'espoir et des belles choses. Après. Mais je me demande aussi environ deux milliards de fois par nuit à quoi je sers ici, assis sur mon balcon, et à qui? 

On nous a dit "Il faut fermer l'accueil du public. Les enfants et leurs parents doivent rester chez eux et vous aussi.  On va s'organiser en télétravail." J'ai vu la gueule des collègues. Rires nerveux. Soupirs. Moi j'avais le bide en vrac complet depuis la veille. Ça a commencé à me plier en deux très vite ce délire là. J'ai dit pour la forme : "Pardon mais comment on va faire le taf de chez nous, sans être avec eux, sans les voir, sans eux en fait...?" 

Personne ne savait. 
Y avait seulement cette idée qu'on devait obéir à un truc qu'on ne comprenait pas. 
On était lundi 15h et le lendemain midi le service serait fermé, c'était ça l'info. On a établi avec le médecin une sorte d'organisation à l'arrache. On a réparti les patients comme on a pu, en faisant des listes. On les appellerait chacun notre tour, on leur dirait qu'on est là, qu'on les laisse pas tomber. On garderait le lien, on ferait du soutien psychologique. J'ai cru que mon bide allait se vider tellement j'avais des crampes. J'ai tenu bon. On a tous gardé la face lisse alors qu'on était sidéré, alors qu'on comprenait déjà qu'on ne savait pas faire les choses comme ça. A un moment l'un d'entre nous a sorti de manière à peine audible : « Des années qu'on bricole et qu'on bosse avec rien alors ça passera. Comme d'habitude, on se débrouillera ». 
On a tous voulu y croire. Je me suis levé, j'avais besoin d'aller aux chiottes en urgences.

Je n'ai pas réalisé non plus que j'allais pas revoir Nour avant deux siècles. J'ai pas pensé à ce truc des frontières. Pour moi ça n'existait plus vraiment les frontières. Enfin j y pensais que pour les pays en guerre et parce que j'avais honte de pas faire grand chose pour ceux qui fuient l'horreur quitte à en crever noyé, j'essayais d'oublier le concept. Je n'ai pas imaginé une seule seconde que Nour serait bloquée huit jours et sept nuits dans un putain d'aéroport avant de pouvoir rejoindre Paris où elle devrait rester des semaines peut-être des mois avant de pouvoir à nouveau poser son regard sombre sur moi. J'avoue, j'ai pas compris la situation. Le mot confinement déjà, je ne pigeais pas l'idée de manière concrète. Enfin, je ne voulais surtout pas que ce truc là puisse exister.

Loane sort de la douche. Elle est trempée et se colle à moi ça me fait chier. Elle fait rien de grave pourtant mais je suis comme ça, hyper électrique, furieux. Pas fier de moi surtout.

Sur la table mon téléphone vibre une troisième fois.
- Tu réponds pas Loïc?
- C'est maman ça fait déjà deux fois qu'elle appelle.
Loane me regarde, hausse les épaules, attrape mon téléphone entre deux coussins du sofa et répond.
-Salut Mamoun comment tu vas? Si, si Loïc est là, mais il n'a pas envie de causer je crois...

Je me lève. J'ai pas la force de les entendre toutes les deux palabrer pendant une heure. Ma mère et ma frangine putain elles auraient pu se confiner toutes les deux et que je reste seul comme un con avec ma colère à me branler peinard en visio avec Nour. Sa peau à Nour putain elle me manque. Mais Loane n'a pas voulu partir. Justement elle avait eu deux jours de courbatures et de migraine.
" Et si je l'ai cette merde Loïc, si je la refile à Mamoun ? Laisse tomber on reste ici tous les deux c'est mieux". Elle était juste venue passer la semaine. On avait organisé une fête surprise à la con pour l'anniversaire de Nour. Au final, Loane est là depuis cinq semaines et Nour...
Nour a eu la trouille dans cet aéroport à pas savoir si elle nous retrouverait un jour. Nour est triste maintenant et loin. Nour n'est jamais arrivée à temps pour sa fête surprise d'anniversaire. Depuis j'ai vidé toutes les bouteilles prévues pour l'occasion et je me suis tapé pas mal de migraine mais c'était pas le virus.

J'entends à peine ce que dit Loane. Mes oreilles bourdonnent et j'ai des fourmillements dans les mains. En ce moment je vis ce truc plusieurs fois par jour de rupture. Je me vois juste sortir de mon corps, puis de l'appartement, dévaler l'escalier, débarquer sur le sable, respirer un air chargé de sel, et oublier ce que vit Kevin. Oublier que tout ce qu'on a bossé avec lui depuis ces deux dernières années c'est peut être en train de s'effondrer. Oublier qu'il a sans doute peur. Qu'il ne comprend rien. Que ça crie beaucoup trop, que peut être ça tombe encore plus que d'habitude sur son corps frêle. Kevin et sa bouille de gamin largué. Son sourire avec deux dents de pétées. Kevin qui part en sucette à la moindre frustration. Kevin qui sursaute à chaque petit bruit inhabituel. Oublier que mon boulot je peux pas le faire. Qu'il y a les soignants condamnés aux travaux forcés dans les services d'urgence et de réa, et les soignants à qui ont a demandé de rester chez eux.
Une pote avec laquelle je bosse m'a dit qu'on faisait du télé-soin pas du télétravail. J'ai pas voulu casser son délire. Moi je soigne personne d'ici. Je me prélasse sur mon pieu, je bouffe des livres et je me bats contre la panique qui m'envahit chaque fois que je pense à Kevin, Cyrielle, Dorian. Je passe des coups de fil et j'écoute. Je parle, le plus doucement que je peux, à des parents terrifiés, épuisés, seuls encore plus qu'avant.


-Loïc ? Loïc sérieux mais tu dors où quoi ?
Loane me secoue. Elle me tend mon téléphone pro.
-Hé ça fait déjà deux fois qu'il sonne. T'as décidé que tu ne répondais à personne ou quoi aujourd'hui ?
Je décroche. C'est la maman de Léa. Je me traite intérieurement de con parce qu'alors que j'ai rien d'autre à penser j'ai oublié de la rappeler à 16h comme on avait convenu. Elle a sa voix cassée de trop vapoter. Elle me demande comment je vais et ça devrait être l'inverse. Je réponds que je vais bien et je demande des nouvelles de Léa. On reste plusieurs minutes à réfléchir ensemble aux difficultés d'endormissement de sa fille et à un moment, je ne sais pas comment ça arrive mais le voile se déchire et elle me secoue.
« Bah non c'est pas vous le spécialiste d'un côté et moi la maman d'une petite fille hyperactive de l'autre. C'est plutôt les humains dans le même bain. Déjà, je vous le dis comme ça M Juhel, je veux pas vous faire de la peine mais votre arrogance là chez les professionnels de toujours vouloir nous aider même quand on peut se débrouiller des fois c'est pesant. On vous demande comment vous allez et vous répondez toujours que ça va bien. On dirait que vous avez jamais de problème, du coup nous on a l'impression d'être des sacs à galère. Alors là, me dites pas que vous êtes désolé de pas pouvoir recevoir Léa comme si vous faisiez une bêtise, parce qu'on est tous désolé pour quelque chose en ce moment mais si on se contente de ça, on va pas aller bien loin...et puis je vous le dis, vous feriez bien de vous reposer vraiment là pendant ce confinement, parce que vous dites toujours que vous allez bien mais je vous trouvais une mauvaise mine là cet hiver, alors plutôt que de vous excuser chaque fois comme on se jette des pierres, prenez donc un peu soin de vous! »

Elle ne me laisse pas intervenir et enchaîne sur les conditions d'attribution du certificat médical pour augmenter les heures de sortie de sa fille. Je réponds que je vois ça très vite avec le médecin. Elle dit satisfaite « Bah j'espère bien et n'oubliez pas de me rappeler Vendredi prochain à 16h, et non pas attendre 17h que je vous sorte de votre sieste ! ».

Elle raccroche. Je ne peux pas clarifier si j'ai envie de rire ou de chialer.

Loane pose sa main sur mon épaule :
-Eh, ça va toi ?
J'ai quasi le réflexe de répondre « Ouais ça va ». 
Mais je ne le fais pas. 
Je veux juste une douche brûlante, penser fort à Nour, et dormir.





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